LES ACTEURS.
GÉRONTE, père de Dorante.
ARGANTE, gentilhomme de Poitiers et ami de Géronte.
DORANTE, fils de Géronte.
ALCIPPE, ami de Dorante et amant de Clarice.
PHILISTE, ami de Dorante et d’Alcippe.
CLARICE, maîtresse d’Alcippe.
LUCRÈCE, amie de Clarice.
ISABELLE, suivante de Clarice.
SABINE, femme de chambre de Lucrèce.
CLITON, valet de Dorante.
LYCAS, valet d’Alcippe.
La scène est à Paris.
SCÈNE PREMIÈRE
DORANTE, CLITON.
DORANTE.
À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée1,
L’attente où j’ai vécu n’a point été trompée,
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et j’ai fait banqueroute à ce fatras de lois.
Mais puisque nous voici dedans les Tuileries,
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier ?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l’écolier2 ?
Qui revient comme moi des royaumes du code
Rapporte rarement un visage à la mode.
CLITON.
Cette règle, monsieur, n'est pas faite pour vous :
Vous ferez en une heure ici mille jaloux,
Ce visage et ce port n’ont point l’air de l’école,
Et jamais comme vous on ne peignit Bartole3,
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris :
Mais que vous semble encor maintenant de Paris ?
DORANTE.
J’en trouve l’air bien doux, et cette loi bien rude,
Qui m’en avait banni sous prétexte d’étude.
Toi qui sais les moyens de s’y bien divertir,
Ayant eu le bonheur que de n'en point sortir,
Dis-moi comme en ce lieu l’on gouverne les dames.
CLITON.
C’est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,
(Disent les beaux esprits) mais sans faire le fin,
Vous avez l’appétit ouvert de bon matin.
D’hier au soir seulement vous êtes dans la ville,
Et vous vous ennuyez déjà d’être inutile !
Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour,
Et déjà vous cherchez à pratiquer l’amour !
Je suis auprès de vous en fort bonne posture
De passer pour un homme à donner tablature4 ;
J’ai la taille d’un maître en ce noble métier,
Et je suis, tout au moins, l’intendant du quartier.
DORANTE.
Ne t’effarouche point : je ne cherche, à vrai dire,
Que quelque connaissance où l’on se plaise à rire,
Qu’on puisse visiter par divertissement,
Où l’on puisse en douceur couler quelque moment.
Pour me connaître mal, tu prends mon sens à gauche.
CLITON.
J’entends, vous n’êtes pas un homme de débauche,
Et tenez celles-là trop indignes de vous
Que le son d’un écu rend traitables à tous.
Aussi, que vous cherchiez de ces sages coquettes
Qui bornent au babil5 leurs faveurs plus secrètes,
Sans qu'il vous soit permis de jouer que des yeux,
Vous êtes d’encolure à vouloir un peu mieux.
Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles ;
Et le jeu, comme on dit, n’en vaut pas les chandelles.
Mais ce serait pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
N’est pas incompatible avec un peu de vice.
Vous en verrez ici de toutes les façons,
Ne me demandez point cependant des leçons,
Ou je me connais mal à voir votre visage,
Ou vous n’en êtes pas à votre apprentissage ;
Vos lois ne réglaient pas si bien tous vos desseins
Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.
DORANTE.
À ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu’à Poitiers j’ai vécu comme vit la jeunesse,
J’étais en ces lieux-là de beaucoup de métiers6 :
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers,
Le climat différent veut une autre méthode,
Ce qu’on admire ailleurs est ici hors de mode.
J'en voyais là beaucoup passer pour gens d'esprits,
Et faire encore état de Chimène et du Cid,
Estimer de tous deux la vertu sans seconde,
Qui passeraient ici pour gens de l'autre monde,
Et se feraient siffler si dans un entretien
Ils étaient si grossiers que d'en dire du bien.
Chez les provinciaux on prend ce qu’on rencontre,
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre7.
Mais il faut à Paris bien d’autres qualités :
On ne s’éblouit point de ces fausses clartés ;
Et tant d’honnêtes gens, que l’on y voit ensemble,
Font qu’on est mal reçu, si l’on ne leur ressemble.
CLITON.
Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés ;
L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence,
On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France,
Et parmi tant d’esprits, plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte ;
Et dans toute la France il est fort peu d’endroits
Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix.
Comme on s’y connaît mal, chacun s’y fait de mise,
Et vaut communément autant comme il se prise8 ;
De bien pires que vous s’y font assez valoir.
Mais, pour venir au point que vous voulez savoir,
Êtes-vous libéral9 ?
DORANTE.
Je ne suis point avare.
CLITON.
C’est un secret d’amour et bien grand et bien rare,
Mais il faut de l’adresse à le bien débiter10.
Autrement on s’y perd au lieu d’en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n’oblige personne :
La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.
L’un perd exprès au jeu son présent déguisé,
L’autre oublie un bijou qu’on aurait refusé.
Un lourdaud libéral auprès d’une maîtresse
Semble donner l’aumône alors qu’il fait largesse ;
Et d’un tel contre-temps il fait tout ce qu’il fait,
Que quand il tâche à plaire, il offense en effet.
DORANTE.
Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,
Et me dis seulement si tu connais ces dames.
CLITON.
Non, cette marchandise est de trop bon aloi11,
Ce n’est point là gibier à des gens comme moi ;
Il est aisé pourtant d’en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m’en dira des plus belles.
DORANTE.
Penses-tu qu’il t’en dise ?
CLITON.
Assez pour en mourir,
Puisque c’est un cocher, il aime à discourir.
Pierre Corneille, Le Menteur, Acte I, scène 1, 1644
1. La robe pour l’épée : expression métonymique signifiant que Dorante délaisse ses études de droits pour une carrière militaire.
2. Écolier : étudiant d'une université.
3. Bartole : fameux juriste italien du XIVe siècle.
4. Donner tablature : donner du fil à retordre.
5. Babil : bavardage sans intérêt.
6. Métiers : occupations, activités.
7. Passe à la montre : expression militaire signifiant passer la revue des troupes ; signifie de façon figurée « être admis dans un groupe bien qu'on ne le mérite pas ».
8. Comme il se prise : comme il s'estime ; comme il s'apprécie.
9. Libéral : généreux financièrement, prodigue.
10. Débiter : produire d'une façon continue.
11. De trop bon aloi : de trop bonne qualité.
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